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Un panorama de la vie littéraire à l'orée du XXème siècle
Pour qui est atteint de Proustolâtrie – ce qui est un peu mon cas – les souvenirs littéraires de Léon Daudet sont gustativement merveilleux. Rien que les quelques pages consacrées à l’évocation de « ce jeune homme pâle, aux yeux de biche, suçant ou tripotant une moitié de sa moustache brune et tombante, entouré de lainages comme un bibelot chinois » justifieraient qu’on se plonge dans ce livre. Mais il serait injuste de limiter notre intérêt au cas du seul Marcel. Ce livre foisonne et ruisselle d’anecdotes sur tout ce qui a compté dans le monde littéraire et politique à l’orée du XXème siècle. Les hauts et les bas des réputations sont déroulés dans une théorie de portraits, parfois d’une férocité totale, mais souvent d’une indulgence et d’une bonhomie qu’on ne s’attendrait pas à trouver chez ce bretteur impitoyable. Sur Marcel Proust qu’il connaît depuis de longues années, Daudet note qu’il déteste la campagne. Surprenant quand on songe à ses géniales descriptions des aubépines en fleur et aux souvenirs magiques qu’il tire de son enfance à la campagne, à Combray. Daudet raconte sa rencontre avec Marcel, à Fontainebleau, dans l’hôtel de France et d’Angleterre : « Il restait enfermé toute la journée dans sa chambre, puis le soir, consentait à faire une promenade en voiture dans la forêt, sous les étoiles. C’était le plus charmant, le plus fantaisiste, le plus irréel des compagnons, un feu follet assis sur les coussins de la Victoria. Mais ne voyant pas ce que les autres voient, il voit des choses qu’eux ne voient pas. » Dans son cercle familial, Léon Daudet, le fils d’Alphonse, a pu avoir accès aux plus grands de la littérature française. Enfant, il a été présenté à Victor Hugo qui lui a paternellement conseillé de continuer d’être un bon élève. Adulte, il épousera Jeanne, celle qui était au pain sec dans un cabinet noir. Pour en divorcer, il est vrai quatre ans plus tard. Ses portraits dessinent les contours physiques et intellectuels de ses modèles à grands traits baroques. J’adore par exemple celui qui est de nos jours presque parfaitement oublié, le médecin Gilles de La Tourette : « Il était laid, à la façon d’une idole papoue sur laquelle seraient implantés des paquets de poils. Il n’était ni bon ni mauvais, ni studieux ni paresseux, ni intelligent ni sot et il oscillait, avec sa tête ahurie et malicieuse, entre une multitude de qualités et de défauts auxquels il ne s’attardait pas. » Notons que Léon Daudet ayant fait des études de médecine, s’attarde lui sur des figures du corps médical comme Potain qui servira de modèle à Proust dans les diners de madame Verdurin. Ou, Charcot le père de l’explorateur des régions polaires qui épousera Jeanne Hugo en deuxième noce. Ou encore de Pasteur, ce grand bonhomme qui « était d’une charmante simplicité et d’une parfaite bonhomie » C’est dans la description des milieux littéraires que Daudet fait son meilleur miel. Evoquant le salon de madame Loynes, il parle de Boni de Castellane, « homme frivole, uniquement occupé de ses chaussettes de soie, de ses cravates et de ses étincelants chapeaux. » Mais il corrige vite cette appréciation sévère : « c’est un dandy dans la bonne et balzacienne acception du mot … Mais avant tout, il est sérieux, assidu, passionné pour la politique étrangère. » Avouant avoir beaucoup de sympathie pour Boni de Castellane, Daudet soupire qu’il lui est difficile de le suivre dans le labyrinthe compliqué de ses marottes. Parmi les pages qui m’éblouissent le plus, je range celles consacrées à l’Académie Goncourt édifiée en contrepoint de l’Académie française, « bourrée de politiciens et de non-valeurs ». Depuis 1903, date de sa reconnaissance officielle, Daudet est le témoin de son histoire et de ses premiers participants. Passent ainsi les figures de Huysmann qui « ressemblait à un vieux vautour désabusé et philosophe » celle d’Octave Mirbeau qui « s’entêtait à voir dans la religion une supercherie ou une perversité mentale, mais qui était frénétique et capable des mouvements les plus généreux. » Il y avait aussi dans cet aréopage, J.H. Rosny aîné, « préoccupé de concilier les tempéraments et de tirer de l’heure l’agrément qu’elle comporte ». On n’en finirait pas de citer tous ceux qui apparaissent plus ou moins furtivement dans ces Souvenirs. Le merveilleux de cette lecture est qu’elle nous procure à chaque page une jubilation propre à nous ragaillardir tout en nous forçant à la poursuivre en reprenant des ouvrages parfois quelque peu oubliés.
Yvon - Le 12 mai 2024 à 09:48