Guillaume Apollinaire à Edouard Fer
Découverte d’une lettre inédite du poète
Responsable du pôle numérique et conservation musique
Bibliothèque Municipale à Vocation Régionale de Nice
« Cher ami, je pensais aller chez vous ce matin quand je me suis trouvé si fiévreux si grippé par ce temps de pluie qu’il a fallu que je renonce à sortir et aussi à vous prévenir à temps car j’ai dû attendre que quelqu’un vint pour me chercher un pneumatique et ma femme de ménage n’arrive chez moi le dimanche qu’à 11h ½ Je suis désolé venez me voir mercredi matin – Je me soigne énergiquement. Je serai remis j’espère et nous prendrons rendez-vous. Votre Guill. Apollinaire. »
Cette lettre, de la main d’Apollinaire, est adressée au peintre niçois néo-impressionniste Edouard Fer (1887-1959). Ce document fait partie du don exceptionnel fait par les ayants droit de la famille Fer, à la Bibliothèque municipale de Nice comprenant les archives de la cantatrice Victoria Fer et celles de son frère. Il s’agit d’un pneumatique, exploitant le réseau de communication qui a fonctionné à Paris entre 1868 et 1984.
Après investigations sur les tampons postaux du début du siècle, il m’a été possible de déterminer que le jour et le mois se trouvent, non pas en haut du timbre qui indique souvent l’heure de levée (13:05), mais en son centre. Dans le cas de cette lettre, il s’agit du 22 – 3, 22 mars donc.
Quant à l’année, illisible sur ces tampons, c’est Apollinaire lui-même qui nous l’offre en précisant que « la femme de ménage n’arrive chez [lui] le dimanche qu’à 11h ½ ». Entre 1910 et 1918, période où Apollinaire était présent à Paris, il n’y a qu’une seule année où le 22 mars tombe un dimanche : 1914. Ainsi, cette lettre a été écrite le 22 mars 1914.
Pourquoi la date de ce document était-elle si importante ? Apollinaire est mort le 9 novembre 1918 après avoir contracté la grippe espagnole. Dans cette lettre, il se dit grippé. Il était donc intéressant de savoir s’il s’agissait de la grippe qui allait l’emporter. La datation permet donc d’affirmer qu’il ne s’agissait pas de la terrible grippe espagnole qui décima en 1918, avec lui, 50 millions de personnes.
Ce document demeure néanmoins intéressant, il précède chronologiquement sa tentative malheureuse (il n’était pas encore naturalisé français) de s’engager dans l’armée française. En septembre, il part pour Nice. Le 27 septembre, un ami lui présente Louise de Coligny-Châtillon, lors d'un déjeuner au restaurant dans le Vieux-Nice. Divorcée, elle mène une vie très libre chez son ex-belle-sœur à la Villa Baratier située à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Guillaume Apollinaire s'éprend aussitôt d'elle et la surnomme Lou. De cet amour, très charnel, naîtra un recueil posthume de poèmes intitulé Ombre de mon amour puis Poèmes à Lou. Une lettre datée du 28 septembre 1914, débute en ces termes : « Vous ayant dit ce matin que je vous aimais, ma voisine d'hier soir, j'éprouve maintenant moins de gêne à vous l'écrire. Je l'avais déjà senti dès ce déjeuner dans le vieux Nice où vos grands et beaux yeux de biche m'avaient tant troublé que je m'en étais allé aussi tôt que possible afin d'éviter le vertige qu'ils me donnaient. »
Cet amour ne sera pas partagé aussi intensément par la jeune femme et ils se sépareront à la veille du départ d'Apollinaire pour le front de Champagne, avec le 38e régiment de campagne, en mars 1915.
Guillaume Apollinaire est un homme de réseau au sens moderne du terme. Avant l’heure des réseaux sociaux, il établit des contacts avec d’innombrables artistes, en témoigne le très volumineux ouvrage Correspondance avec les artistes 1903-1918. Sa première rencontre avec Edouard Fer est relatée, par Apollinaire, dans le Mercure de France du 1er juin 1912, « La Vie anecdotique ». Apollinaire évoque un premier contact, semble-t-il seulement visuel, un 13 août, jour de l’anniversaire de la mort de Delacroix (en 1903 sans doute), au cimetière du Père-Lachaise, devant la tombe du peintre. Edouard Fer portait « un grand bouquet de fleurs du midi : des roses, des mimosas, des violettes. Il s’approcha du monument, y déposa les fleurs, médita un instant et, lentement, il s’en alla. C’était M. Fer. ».
La seconde et véritable rencontre a lieu peu avant le vernissage de l’Exposition des Artistes français à la galerie du Grand Palais en avril 1912. Le jeune peintre attire l’attention du célèbre critique d’art et défenseur du cubisme qu’est Apollinaire en sollicitant son avis sur le bon emplacement de son tableau (esquisse ci-countre). Apollinaire trouve l’œuvre si novatrice qu’il la pense digne d’être exposée dans la section des Artistes Indépendants :
Deux remarques sur cette citation d’Apollinaire. La première est une correction de la main du peintre sur l’article contrecollé dans son press-book (faisant également partie des archives Fer récemment données à la Bibliothèque Municipale à Vocation Régionale de Nice).
Le peintre a rayé « pointilliste » de l’article en inscrivant dans la marge « /Divisionniste ». Edouard montre, par ce geste, qu’il assume pleinement le caractère divisionniste de sa toile tout en affirmant son opposition à la critique d’Apollinaire sur une technique picturale qu’il défendra plus tard contre Fernand Leger.
La seconde remarque, plus anecdotique, porte sur le refrain évoqué par Apollinaire. Après investigation, j’ai pu découvrir de quel morceau il s’agissait. Apollinaire s’est trompé dans la transcription, très phonétique, des paroles de cette chanson. Il s’agit en fait d’une ronde intitulée Madama de Cagna dont les paroles sonnent de manière assez proche de ce qu’il pense avoir entendu :
Chica, stessa (ou estrassa),
Rauba capèu,
Madama de Cagna. (bis)
Ce qui signifie :
Chique, chiffon,
Vole chapeau,
Madame de Cagnes. (bis)
Sur l’air suivant (Anthologie de la chanson niçoise) :
Une note musicale s'ajoute ainsi à la rencontre entre Apollinaire et Edouard Fer.
Au sujet de l’exposition elle-même, Apollinaire écrit dans L’Intransigeant n°11612 du 30 avril 1912 p. 2 :
« On comprendra qu’après avoir vu et revu l’admirable exposition d’Albert Besnard, je me trouve sans forces pour admirer des œuvres beaucoup moins belles. Exception doit être faite toutefois pour la toile de M. Édouard Fer qui a introduit aux Artistes français la technique néo-impressionniste avec une toile audacieuse représentant une Japonaise. M. Fer a heureusement évité la déformation et sa toile dont le dessin est conforme à celui des maîtres ne choquera personne. »
La petite correspondance retranscrite dans l’ouvrage déjà mentionné ne prouve pas, à elle seule, le suivi d’une relation entre les deux hommes. Il y est simplement question, le 15 septembre 1912, d’un projet de contribution du poète dans L’Eclaireur de Nice à l’initiative du peintre mais qui, malheureusement, n’aura pas de suite. Bien plus tard, dans une lettre du 23 juillet 1918, adressé par Edouard Fer à Apollinaire, le peintre salue le soldat autant que l’écrivain. Au passage, Edouard semble presque s’excuser d’avoir été réformé dès le début de la guerre et souligne son rôle auprès de la Croix-Rouge de Genève (à l'instar de sa sœur et cantatrice, Victoria Fer, voir mon article qui lui est consacré). Le pneumatique découvert dans les archives du peintre, vient ainsi témoigner que les deux hommes se rencontraient et nourrissaient une amitié certaine.
Envoi imprimé de Guillaume Apollinaire dans l’ouvrage
majeur d’Edouard Fer
Le solfège de la couleur