Adaptabilité versus inaliénabilité : Les dérogations des fidéicommis dans la Venise du XVIIIe siècle / Jean-François Chauvard

Article

Chauvard, Jean-François

A la différence d'autres Etats italiens, Venise n'a jamais cherché à réformer les fidéicommis, ces fondations testamentaires qui empêchaient l'aliénation des biens et définissaient in perpetuum la ligne de succession. Avec des hésitations, l'Etat patricien a cependant légiféré sur les fidéicommis à mesure qu'ils entraient en contradiction avec d'autres institutions (dot, fisc) et d'autres systèmes de normes (crédit). Au nom de leur intérêt, il a aussi défini les conditions de levée de l'inaliénabilité des biens, dépassant la contradiction entre la conservation à l'identique et des accommodements avec le principe de prohibition. Comment s'opérait le passage entre l'indisponible et le disponible ? Tel est l'objet de cet article qui met en évidence la différence de traitement des biens immeubles et des capitaux sujets à fidéicommis. A partir du XVIe siècle, la levée de l'inaliénabilité des biens immeubles était une prérogative du Grand Conseil, l'organe souverain, à l'issue d'une lourde procédure qui impliquait plusieurs magistratures. L'octroi des dérogations par la grâce fut cependant parcimonieux à cause des conditions très restrictives d'acceptabilité des requêtes. L'image des biens immeubles qui ne sortaient qu'exceptionnellement des fidéicommis contraste avec celle des capitaux assujettis - rentes publiques ou prêts aux particuliers - qui étaient appelés à circuler à la faveur de remboursements et qu'il fallait réemployer au bénéfice du fidéicommis. Les juges du Procurator avaient le contrôle sur la procédure de levée de dépôt destinée à ce que le représentant du fidéicommis n'ait jamais les capitaux entre les mains. Garants de l'intégrité des fidéicommis, les juges étaient placés dans une position ambivalente à l'égard des ayants droit dont ils devaient surveiller les actes et dont ils étaient aussi les auxiliaires. Pour les requérants, ce dispositif s'avérait d'une grande plasticité puisqu'il permettait de remodeler le contenu du fidéicommis sans changer le périmètre de sa valeur. Il imposait un cadre contraignant, mais protecteur, dans lequel ils avaient une réelle marge de manoeuvre pour gérer les capitaux en administrateurs actifs. Il renvoie l'image d'un Etat patricien co-gestionnaire, et non d'un Etat réformateur.

Voir le numéro de la revue «Annales, 70-4, 01/10/2015»

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