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Livre
Ceux du Donbass : chroniques d'une guerre en cours / Zakhar Prilepine
Edité par Editions des Syrtes. Genève - 2018
Plus de dix ans après avoir fait une entrée fracassante sur la scène littéraire russe avec Pathologies (Syrtes, 2007), roman sur la guerre de Tchétchénie à laquelle il avait pris part en tant que chef d'une unité de combat, Zakhar Prilepine, écrivain engagé politiquement et très populaire en Russie, renoue avec la thématique guerrière. Il se penche cette fois sur un autre conflit et lève le voile de la désinformation sur la guerre qui se déroule dans l'est de l'Ukraine. Ce sujet brûlant d'actualité, l'auteur l'approche en revêtant de multiples casquettes : correspondant de guerre, convoyeur d'aide humanitaire dans le Donbass, conseiller politique du chef de la République populaire de Donetsk, Alexandre Zakhartchenko, commandant de bataillon de l'armée de la RPD. Sa chronique, il la veut prise sur le vif, laissant parler les acteurs du conflit et les témoins involontaires, les combattants et les journalistes, les jeunes hommes et femmes qui ont tout lâché pour aller se frotter au plus près à l'histoire en train de s'écrire dans le Donbass.
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Avis des lecteurs
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Une lecture russe de la guerre du Donbass
A priori, tout semble nous dissuader de lire ce livre de Zakhar Prilepine. En premier lieu, bien sûr, la personnalité même de l’auteur qui peut paraître sulfureuse à certains puisqu’il appuie totalement les russophones d’Ukraine dans les combats qui ont suivi les événements de Maïdan - même s’il semble prendre ses distances avec le projet d’une intervention globale contre l’Ukraine. On peut aussi se perdre dans le touffu de ces multiples impressions, dans la profusion des portraits qui jalonnent les chapîtres, dans le fouillis des notations et des références culturelles que les notes en bas de page ne parviennent pas toujours à bien expliciter. Et pourtant ce livre engagé et difficile reste remarquable par cette curieuse retenue de l’auteur qui ne se laisse jamais aller à proférer des imprécations. Dans cette mise à distance, se trouve prise en compte toute la complexité d’un conflit qui est resté pour l’essentiel peu connu en Occident avant l’intervention de la Russie en 2022. Guerre civile où des familles se sont trouvées divisées ; guerre terrible où malgré tout des sentiments d’humanité peuvent être retrouvés par-delà les haines. Prilepine a combattu lui-même dans cette confrontation et pourtant il ne se met jamais en scène. Il a choisi de s’effacer pour rendre compte de figures du Donbass qui lui semblent exceptionnelles par leur courage et leur lucidité. Parmi les témoignages forts qu’il produit, on relèvera celui relatif aux événements d’Odessa de 2014 où plusieurs dizaines de militants anti-maïdan, c’est-à-dire pro-russes, se sont trouvés piégés et assassinés dans des conditions particulièrement atroces. Il affirme que les deux mille individus qui ont enfermé les pro-russes dans un bâtiment auquel ils ont mis le feu en empêchant toute personne d’en sortir, venaient pour l’essentiel de Kiev. A Odessa, lorsque des gens étaient en train de brûler vifs à l’intérieur de la Maison des Syndicats, on pouvait entendre dans la foule joyeuse et excitée : « C’est bien fait pour eux ! sinon ce sera ici comme à Donetsk. » Mais cette dénonciation véhémente est rendue d’autant plus crédible que Prilepine admet par ailleurs des faits qui peuvent être retenus contre son camp, reconnaissant notamment que de nombreux russophones ont pris le parti de défendre l’identité ukrainienne et qu’il y a eu aussi des crimes du côté des séparatistes pro-russes. Parmi les portraits des dirigeants du Donbass, on relèvera particulièrement celui de Zakharchenko, ce chef de guerre qui s’est imposé pour devenir le président de la République populaire du Donetsk. Un gamin des rues, lutteur, mineur, guide de convois, qui devient « révolutionnaire » un peu par hasard. Prilepine l’admire pour son courage et sa volonté de fer, mais n’hésite pas à rapporter certains de ses propos plutôt choquants. On apprend ainsi à propos de ses prisonniers des milices ukrainiennes Azov, Aïdar et Dniepr, traités plus durement que ceux de l’armée régulière ukrainienne : « Tu ne leur dois aucun salaire, tu n’as pas de charges à payer et ils travaillent douze heures par jour. » Mais Prilepine crédite Zakhartchenko d’avoir été mieux qu’un chef de guerre. Le Donbass en 2014 était un territoire émaillé de zones d’influence : les stations-service, les concessions automobiles, les hôtels, les maisons particulières, tout pouvait se trouver sous le contrôle de tel ou tel commandant ou « seigneur de la guerre ». Le mérite de Zakhartchenko est d’avoir remis en ordre ce territoire en proie au chaos dans sa lutte pour préserver son identité russe. Interrogé un jour sur son idéologie, il répond : « S’il faut absolument en choisir une dont je me sens proche, je dirais que je suis monarchiste. Ce à quoi Prilepine lui répond, étonné : « Monarchiste ? Et tu procèdes en même temps à la nationalisation de toutes les grandes entreprises et tu élabores une politique sociale…Tu es intrinsèquement un homme de gauche ». Zakhartchenko ne le contredit pas, se contentant de sourire. Tout à fait passionnant également le portrait d’Andrei Babitski, cet activiste encensé par les médias européens au moment de la guerre en Tchétchénie pour son opposition à Vladimir Poutine. Tout aurait dû l’opposer à Prilepine qui s’était engagé à l’époque dans les forces spéciales russes. « J’ignorais bien sûr, affirme ce dernier que j’allais être heureux de lui serrer la main vingt ans plus tard. » Entre temps, Babitski avait pris ses distances vis-à-vis de son employeur, Radio Svoboda, en dénonçant le président géorgien, Saakachvili, soutenu par les Américains, principaux commanditaires de la station. Ce qui lui avait valu d’être licencié de son poste de chef de la radio Echos du Caucasse à Svoboda. Et il avait approuvé par la suite la reprise de la Crimée par la Russie. Babitski, analysant les modes de fonctionnement de sa radio financée par les Américains affirme, qu’en direction de la Russie, elle prône les valeurs démocratiques, la liberté d’expression, de réunion, de religion, alors qu’en direction des autres pays issus de l’URSS, « elle propose des contenus qui véhiculent des idées nationalistes. » Babitski dénonce l’approche occidentale comme un « snobisme post-colonial ». Les Européens, fiers de leurs « décolonisations », toisent de haut les peuples qui n’ont pas suivi la même voie qu’eux, accusant la Russie (selon lui à tort) de vouloir reconstituer un empire colonial. Cette collection de portraits traduit cette réalité infiniment complexe qui constitue la trame même du conflit de la Russie avec l’Ukraine. On peut contester les prises de positions de Prilepine, mais il faut auparavant en avoir pris connaissance dans les textes mêmes de l’auteur et non dans les charges de ses adversaires. On comprend que Prilepine se soit fait de dangereux ennemis. Le 6 mai 2023, il est blessé en Russie dans un attentat à la voiture piégée au cours duquel son chauffeur-garde du corps est tué. Deux engins explosifs avaient été placés sous la voiture de l’écrivain. Seul l’un deux avait fonctionné. Les services secrets ukrainiens mis en cause par la Russie ont refusé de s’exprimer sur cette affaire.
Yvon - Le 08 octobre 2023 à 17:12