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La Civilisation des moeurs sera-t-elle rénovée par les femmes ? / Robert Muchembled
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L'histoire et les sciences humaines disposent d'excellentes grilles de lecture pour donner du sens à l'apparent désordre qui enveloppe en permanence nos vies quotidiennes, et plus encore aux "crises", aussi dramatiques soient-elles, parce qu'elles débouchent toujours sur la production de nouvelles cohérences. Tel est le cas de la pensée sociologique de Norbert Elias. Mûrie au moment où l'ombre menaçante du Troisième Reich s'étendait sur l'Europe occidentale et le monde, elle n'en proclamait pas moins une formidable foi dans les capacités de l'humanité à progresser constamment. Héritier des Lumières philosophiques, l'auteur croyait à une vigoureuse dynamique de l'Occident, issue d'une lente pacification des moeurs : un long processus de contrôle des émotions et des comportements, expliquait-il, avait abouti à un autocontrôle individuel des pulsions violentes. Cherchant, comme Fernand Braudel par la suite, à dépasser l'événementiel en découvrant des suppléments de sens dans les flux historiques à long et à moyen terme, il balayait du regard le demi-millénaire précédent, avant de s'attacher prioritairement à la société de cour française sous Louis XIV. Il y voyait la matrice initiale du changement culturel, parce que les guerriers nobles soumis à une rigide étiquette s'étaient peu à peu astreints à tempérer leur agressivité, afin d'éviter d'être bannis de ce paradis social, ne versant plus leur sang que sur les champs de bataille, pour la seule gloire du maître. La monopolisation de l'autorité par un centre unique s'imposa donc, selon lui, grâce à l'acceptation par les élites sociales d'une autodiscipline personnelle. Le modèle s'imposa ensuite à toute l'Europe, fut adopté au XJXe siècle par les bourgeoisies, puis lentement imité par les classes populaires. En découle la spécificité de la civilisation occidentale, porteuse d'un dynamisme conquérant jusqu'à nos jours. Le système était en effet capable de digérer des périodes de déclin du pouvoir dominant et de désagrégation sociale en produisant de nouveaux cycles de concentration. Comme toute grande théorie, cette pensée a subi le feu des critiques. Elaborée à une époque de pouvoir incontesté du sexe masculin, elle ne prend pas suffisamment en compte le facteur féminin, devenu crucial sous nos yeux.
Voir le numéro de la revue «Le Débat, 200, 01/05/2018»
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